Dans les coulisses de la justice pénale internationale

Interview de Serge Brammertz, procureur du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie

Des propos recueillis par Benoît Theunissen

Les négociations pour l’adhésion de la Serbie à l’UE sont toujours en cours. Belgrade avait tout intérêt à collaborer dans la capture des criminels de guerre pour poursuivre les discussions jusqu’à aujourd’hui. La justice internationale répond aux attentes de la géopolitique. Serge Brammertz, ancien magistrat belge et maintenant procureur au TPIY, lève le voile sur une partie des arcanes de la traque des fugitifs dans les Balkans.

Hague Prosecutor Brammertz: Balkans "still suffering" from Yugoslav wars

Serge Brammertz / Source: European Parliament

Radovan Karadžić et Ratko Mladić ont tous les deux été arrêtés. Le TPIY a-t-il encore beaucoup de travail devant lui?

Le procès contre le général Mladic devra probablement commencer en juin ou septembre 2012. Mais il nous reste du travail pendant trois ou quatre ans.

Vous entrez régulièrement en contact avec des responsables politiques serbes et kosovares. Les coopérations sont-elles aussi concluantes avec les-uns qu’avec les autres ?

La majorité des dossiers qui sont en cours concernent la Serbie. J’ai été très souvent en Serbie car il y avait toujours le problème de la non-arrestation des fugitifs. Je dirais que mon interaction avec les professionnels est tout à fait normale tant en Serbie qu’avec des responsables kosovars quand je les vois à La Haye ou ailleurs.

Quelles difficultés avez-vous rencontré dans l’arrestation des fugitifs ?

D’une manière générale, c’est très difficile de mener des enquêtes à l’étranger. Nous n’avons ni service de police ni armée à notre disposition. Donc, nous devons faire confiance aux services opérationnels sur place, qui eux ne fonctionnent souvent que quand il y a la pression de la communauté internationale. Dans ce contexte, nous avons toujours été très satisfaits d’avoir la politique de conditionnalité de l’Union Européenne qui lie le processus d’élargissement de l’union à une coopération pleine et entière avec notre tribunal. La pression de la communauté internationale sur la Serbie a certainement joué un rôle très important.

Comment s’est déroulée la collaboration dans l’arrestation des fugitifs ?

Tout cela a varié dans le temps. En 2006, une occasion d’arrêter Mladic a été manquée. Nous savons aujourd’hui qu’il a reçu l’information de membres des services opérationnels. Cela s’est amélioré avec le temps. En 2008, le chef des services de renseignements a notamment été remplacé. Trois jours après, Karadžić était arrêté. Nous avons donc pu voir que dans le passé il n’y avait pas toujours la volonté politique de mener à bien les arrestations et qu’en conséquence, les services opérationnels ne faisaient pas leur travail. Cela a évidemment changé ces dernières années.

Des écoutes ont-elles été utilisées par le TPIY ?

Il est clair que nous avons utilisé des écoutes comme éléments de preuve au tribunal de La Haye – beaucoup d’écoutes radio, d’interceptions militaires réalisées par des services amis. Les transcriptions de ces écoutes sont souvent utilisées dans le cadre de nos procès.

Vous étiez magistrat en Belgique avant d’arriver à La Haye. Quelles différences majeures existe-t-il entre un système pénal national et le système pénal international ?

Il y a de grandes différences. Quand vous êtes magistrat au niveau national, vous travaillez dans un cadre juridique bien défini. Vous avez le contrôle du territoire. Quand vous devez mener une enquête, une perquisition ou une arrestation, vous pouvez le faire relativement facilement une fois que vous avez les autorisations des juges compétents. Vous avez l’appui de l’opinion publique et du pouvoir politique. C’est évidemment très différent au niveau international. On doit mener toutes nos enquêtes à l’étranger, souvent en territoires hostiles où de grandes parties de l’opinion publique considèrent toujours les personnes qui font l’objet de nos enquêtes comme des héros nationaux. C’est difficile sur place. Dans les premières années d’existence du tribunal, c’était l’accès aux scènes de crime qui était très difficile. Par exemple, il a fallu une année après le génocide de Srebrenica avant que les premiers enquêteurs n’arrivent sur place.  Il y a une grande différence au niveau des possibilités opérationnelles.

Quelle place occupe l’opinion publique dans les enquêtes du TPIY ?

C’est très important de rappeler le plus souvent possible l’enjeu de nos enquêtes. Il y a eu un moment où nous avions plutôt l’impression que beaucoup d’hommes politiques voulaient tourner la page et ne plus mettre l’accent sur l’arrestation des fugitifs. Pour finir, les arrestations ont heureusement eu lieu. Mais il est clair que nous devons à chaque fois rappeler l’importance pour la réconciliation dans les Balkans d’avoir les responsables arrêtés et poursuivis. Mais ce qu’il reste encore à faire, c’est de mieux informer l’opinion publique dans les pays de l’ex-Yougoslavie. L’objectif est de vraiment leur expliquer que les personnes poursuivies à La Haye sont les responsables de crimes les plus graves et non pas des héros comme on peut encore le voir aujourd’hui très souvent sur des posters. Il y a encore pas mal de travail d’information à faire de ce côté-là.

La justice internationale doit jouer selon les règles de la realpolitik. Comment cela se passe-t-il ?

Si vous travaillez comme procureur au niveau international, si vous devez mener une enquête, vous avez non seulement besoin de l’appui des pays dans lesquels vous faites vos enquêtes, mais aussi de la communauté internationale – qui fonctionne selon le principe de la realpolitik. La conditionnalité comme telle est vraiment une création de la realpolitik, disant aux pays de l’ex-Yougoslavie : si vous voulez rejoindre l’Union Européenne, coopérez pleinement avec le TPIY, arrêtez les fugitifs et veillez à ce que tous les documents demandés par la justice internationale soient envoyés.

Avez-vous des pressions de la part de certains hommes politiques ?

Non, on ne peut pas parler de pressions. Comme magistrat aux Nations-Unies, on bénéficie vraiment d’une très grande indépendance à ce niveau-là. Néanmoins, nous sommes tout à fait conscients des préférences de quelques pays. Certains pays expriment des opinions qui vont plutôt dans un sens ou dans un autre, mais ça ne mérite pas la qualification de pression.

On a pu vous voir sous haute protection quand vous enquêtiez sur le Liban. Bénéficiez-vous encore d’une protection rapprochée dans certaines de vos missions ?

Les mesures de sécurité varient dans le temps en fonction de l’analyse de risques. Je ne peux pas donner plus de détails.

Laisser un commentaire